L'accord de 1968: entre héritage colonial, réalités juridiques et instrumentalisation politique.
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Par Romain •
 © JULIEN DE ROSA
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La dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968 : un faux débat sur un vrai symbole
Le 30 octobre 2025, une proposition de loi du Rassemblement National (RN) visant à dénoncer les accords franco-algériens de 1968 a été adoptée à 185 voix contre 184. L’absence remarquée des députés du parti présidentiel Renaissance a permis au RN de voir pour la première fois l’un de ses textes voté à l’Assemblée nationale. Mais derrière ce coup politique, une question demeure : cette loi peut-elle réellement abroger l’accord de 1968 ? Et surtout, que représente encore ce texte historique ?
Un accord né de la décolonisation et de la reconstruction
En 1962, les Accords d’Évian mettent fin à la guerre d’Algérie et organisent la transition vers l’indépendance. Ils prévoient notamment une libre circulation provisoire entre les deux rives, afin de permettre aux Pieds-Noirs de regagner la France et de maintenir une main-d’œuvre algérienne dans un pays en pleine reconstruction.
Mais cette situation rendait difficile le contrôle des flux migratoires. Le gouvernement de Georges Pompidou cherche alors à établir un cadre plus précis. L’accord signé le 27 décembre 1968 vise à encadrer la circulation, l’emploi et le séjour des ressortissants algériens et de leurs familles. Il répond à une double nécessité : préserver les liens historiques entre les deux pays après 130 ans de colonisation, et organiser l’immigration de travail dans une France en plein essor industriel.
En pratique, il permet aux travailleurs algériens d’obtenir plus facilement un titre de séjour et de faire venir leur famille. L’objectif n’était pas de créer un “privilège”, mais d’éviter un vide juridique dans une relation bilatérale encore instable.
Un cadre spécifique devenu désuet
L’accord a été révisé à plusieurs reprises pour s’adapter à l’évolution du droit des étrangers. Il instaure un régime dérogatoire au Code de l’entrée et du séjour des étrangers (CESEDA) : les Algériens bénéficient de procédures particulières pour le regroupement familial, l’emploi ou les titres de séjour.
Mais loin de leur être favorable, ce régime est devenu plus restrictif. Les étudiants algériens, par exemple, doivent suivre des démarches plus longues que les autres nationalités et accèdent difficilement aux cartes pluriannuelles.
Les chiffres contredisent le mythe du “privilège algérien”
Contrairement aux affirmations de la droite et de l’extrême droite, les Algériens ne bénéficient d’aucun traitement de faveur. En 2023, selon le ministère de l’Intérieur, la France a délivré 252 000 visas à des Algériens, contre 235 000 à des Marocains et 176 000 à des Tunisiens des chiffres proportionnels aux demandes déposées.
Les taux de refus de visas pour les Algériens dépassent même 45 % certaines années, un record au Maghreb. Les données officielles démentent donc toute idée d’un privilège migratoire.
Le mythe des “2 milliards d’euros” : un argument sans fondement
Les partisans du RN avancent que l’accord coûterait 2 milliards d’euros par an à la France. Ce chiffre, sans base méthodologique, relève de la rhétorique idéologique plus que de l’économie. Les études de l’OCDE, du CEPII ou de la Cour des comptes montrent que l’immigration a un impact globalement neutre, voire positif, sur les finances publiques.
Les immigrés algériens travaillent, cotisent et consomment en France. Le “coût net” supposé de 2 milliards représente à peine 0,07 % du PIB français une marge statistiquement insignifiante. Ce discours budgétaire sert donc avant tout à légitimer un projet politique, non à éclairer un débat économique.
Une loi symbolique, sans effet juridique
Sur le plan constitutionnel, la loi votée ne peut en aucun cas abroger un traité international. La Constitution de 1958 est explicite : l’Article 52 confie au Président de la République la négociation et la ratification des traités, et l’Article 55 dispose que les traités ratifiés ont une autorité supérieure à celle des lois.
Ainsi, une loi ordinaire ne peut pas rendre caduc un accord international. Seul le Président de la République peut le dénoncer formellement, par notification diplomatique à l’autre État. L’accord de 1968 contient d’ailleurs une clause de dénonciation bilatérale, qui impose un préavis écrit d’environ six mois. La Convention de Vienne (1969) interdit toute dénonciation unilatérale non notifiée. Tant que cette procédure n’aura pas été respectée, l’accord restera pleinement en vigueur.
Un texte probablement censuré
Le Conseil constitutionnel a déjà tranché dans des décisions de 1976 et 1992 : une loi contraire à un traité en vigueur est inconstitutionnelle tant que ce traité n’a pas été dénoncé. La loi du RN, si elle était promulguée sans notification préalable à l’Algérie, violerait donc l’article 55 de la Constitution et serait censurée avant même son entrée en vigueur.
Un geste politique à portée discriminatoire
Derrière le vernis juridique, ce texte est avant tout un signal politique. Il cible exclusivement les Algériens, alors que les régimes marocain et tunisien sont similaires. Il instrumentalise un accord de décolonisation pour nourrir un discours identitaire centré sur le rejet de l’autre.
Le vocabulaire employé par certains députés du RN opposant “bons” et “mauvais” immigrés traduit une vision racialisante du corps social, incompatible avec les principes républicains. Cette initiative ne réforme rien, elle réactive des rancunes coloniales et alimente les fractures mémorielles au lieu de les apaiser.
En conclusion : un faux débat sur un vrai symbole
L’accord franco-algérien de 1968 est un héritage historique, non un outil de gestion migratoire moderne. S’il est sans doute à repenser, il ne confère aujourd’hui aucun privilège structurel. Le dénoncer brutalement ne résoudra ni les défis migratoires ni les tensions diplomatiques.
Au contraire, cela risquerait de fragiliser des milliers d’étudiants, de familles et de travailleurs, tout en violant les engagements internationaux de la France. Cette loi rouvre une blessure historique, celle d’une décolonisation inachevée que la France refuse encore d’assumer pleinement.
En cherchant à effacer un symbole, le RN réécrit l’histoire plutôt qu’il ne la comprend. À l’heure où les discours d’extrême droite progressent en Europe — comme en Allemagne avec le soutien de la CDU-CSU à une loi migratoire portée par l’AfD —, la France devrait au contraire se distinguer par la lucidité et la justice.
Il est temps, enfin, de regarder en face les blessures du passé, de reconnaître les fautes et les violences commises, et de rendre justice à celles et ceux qui les ont subies. Ce devoir de vérité incombe à la France, non par culpabilité mais par exigence morale et cohérence historique. C’est à cette condition seulement que les deux peuples pourront avancer ensemble, dans la reconnaissance partagée d’une histoire commune — et non dans la peur ou la rancune.
 

 
 
 
 
