Sanae Takaichi : Travail, Famille, Patrie — les promesses d’ordre d’un Japon en déclin.
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Par Romain •
© Yuichi Yamazaki
Au Japon, le mot « conservatisme » ne désigne pas une nostalgie bénigne. Il incarne un projet politique qui cherche à redonner au pays une « âme » perdue, quitte à réécrire l’histoire pour y parvenir. Au centre de ce mouvement se trouve la nouvelle première ministre japonaise Sanae Takaichi, chef du Parti Libéral Démocrate (PLD) et ancienne ministre de l’Économie, proche du courant le plus nationaliste de la droite japonaise. Elle incarne une droite dure, à la fois traditionaliste, autoritaire et néolibérale, où l’économie et la morale marchent main dans la main pour restaurer un ordre « naturel » : celui du travail, de la famille et de la patrie.
Une droite aux allures de passé glorieux
Sanae Takaichi n’est pas une extrémiste marginale. Elle a été ministre à plusieurs reprises, et son discours trouve un écho croissant dans une société japonaise vieillissante, inquiète et fatiguée. Sa vision repose sur la glorification d’un Japon discipliné, homogène et hiérarchique, celui d’avant 1945. Elle a souvent défendu la nécessité de « redonner de la fierté » aux Japonais, en remettant en question la manière dont l’histoire de la guerre est enseignée. Elle s’est rendue plusieurs fois au sanctuaire de Yasukuni, où sont honorés les soldats morts pour l’empire, y compris des criminels de guerre. Perpétuant le mythe révisionniste consistant à présenter l’empire japonais non comme une puissance coloniale brutale, mais comme une nation « libératrice » de l’Asie.
Cette posture historique est au cœur de sa politique : si le Japon doit redevenir fort, c’est qu’il a été affaibli par la repentance, par la démocratie d’après-guerre, et par les influences « étrangères ». Dans ce discours, le pacifisme devient une faiblesse, et le militarisme, une vertu.
Un pays en crise, un peuple en quête d’ordre
Pour comprendre le succès de Takaichi, il faut regarder le Japon d’aujourd’hui. Après des décennies de stagnation économique, de déclin démographique et de précarisation du travail, une partie de la population aspire à la stabilité et à un récit national capable de donner du sens à cette fatigue collective. C’est ici que le discours réactionnaire trouve sa place : face à la désillusion du capitalisme tardif japonais, on ne propose pas une transformation du système, mais un retour aux valeurs. Le travail devient non plus un moyen de vivre, mais un devoir moral. La famille, une cellule d’ordre. La nation, un refuge identitaire.
Dans cette équation, la femme japonaise n’est pas absente, mais elle est renvoyée à son rôle de mère et d’épouse : une gardienne de la morale domestique. Takaichi, paradoxalement, incarne ce conservatisme patriarcal tout en s’en servant pour sa propre ascension : elle se présente comme une femme forte, mais au service d’un ordre où les femmes doivent rester à leur place.
Le néolibéralisme moral
Sous des dehors patriotiques, la pensée politique de Takaichi épouse les logiques du néolibéralisme. Moins d’État social, plus de responsabilité individuelle ; moins de syndicats, plus de dévotion au travail. Cette idéologie du mérite et du sacrifice fusionne avec un nationalisme sentimental : travailler dur pour la nation, supporter la douleur en silence, défendre la patrie contre le désordre moral venu d’ailleurs.
C’est une forme moderne du fascisme doux : pas de chemises brunes ni de défilés martiaux, mais une discipline intériorisée, une obéissance érigée en vertu civique. Derrière cette façade ordonnée, la société japonaise s’épuise : explosion du travail précaire, isolement social, baisse de natalité, taux de suicide élevé. Mais plutôt que d’interroger les fondements économiques de cette crise — la financiarisation, la délocalisation, l’érosion du salariat stable — Takaichi et son camp préfèrent désigner des coupables moraux : les jeunes, les femmes, les étrangers, les progressistes.
Le spectre du fascisme nippon
L’ombre du fascisme ne revient jamais sous les mêmes traits. Au Japon, il se pare d’un visage souriant, celui de la « renaissance morale ». On parle de patriotisme, pas de nationalisme ; de devoir, pas d’obéissance. Mais la mécanique est la même : restaurer un ordre social par la peur du déclin, sacraliser la nation au détriment de la critique, transformer les inégalités en devoirs.
Là où le marxisme pointe les contradictions d’un capitalisme épuisé, le projet de Takaichi les camoufle sous le voile du devoir national. Ce qui s’effondre, ce n’est pas la nation, mais le mythe d’un capitalisme harmonieux. En réhabilitant les symboles de l’empire et en exaltant la morale du travail, Takaichi ne fait que prolonger la logique d’un système qui, pour se sauver, doit redevenir autoritaire.
Travail, Famille, Patrie : version japonaise
« Travail, Famille, Patrie » : la devise pourrait orner le bureau de Sanae Takaichi. Elle incarne cette tentative de redonner à la bourgeoisie japonaise un vernis moral face à ses échecs économiques. Le fascisme, disait Walter Benjamin, est l’esthétisation de la politique dans un monde où la politique a cessé de transformer la réalité. Le Japon de Takaichi s’avance sur cette pente : un pays qui se veut moderne, mais regarde vers le passé ; une démocratie qui tolère de moins en moins la dissidence ; un capitalisme en crise qui se drape dans la morale pour éviter la réforme.
En somme, le visage souriant du fascisme nippon n’est pas celui du dictateur, mais de la ministre : disciplinée, pieuse et impeccable.
