Et si ce n’étaient pas les foules, mais les libéraux, qui avaient porté Hitler au pouvoir ?
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Par Anas •

Qui a porté Hitler au pouvoir ?
L’histoire de l’ascension d’Adolf Hitler se raconte trop souvent comme celle d’un raz-de-marée : la fureur des foules, les échecs de la République de Weimar, la crise économique et le ressentiment national auraient mécaniquement porté les nazis au pouvoir. Johann Chapoutot, dans Les Irresponsables : Qui a porté Hitler au pouvoir ?, démonte ce récit simpliste. Il déplace le regard vers les coulisses, là où se jouèrent les compromissions et les calculs froids d’un libéralisme autoritaire persuadé de pouvoir instrumentaliser Hitler.
Ce ne furent pas seulement les masses qui ouvrirent la porte, mais aussi — et surtout — les élites politiques et économiques, convaincues que l’homme providentiel pouvait sauver l’ordre social qu’elles chérissaient. En miroir, Daniel Schneidermann, dans Berlin, 1933 : la presse internationale face à Hitler, explore la manière dont les correspondants étrangers installés dans la capitale allemande relatèrent ces mêmes événements. Leur regard, parfois fasciné, souvent rassurant, contribua à neutraliser l’inquiétude. Plutôt que d’alerter sur la brutalité du nouveau régime, beaucoup décrivirent un pays redevenu “ordonné”, un pouvoir apparemment fort, une promesse de stabilité après les turbulences.
Cet aveuglement médiatique, nourri de prudence diplomatique et de réflexes idéologiques, fit écho aux renoncements politiques que Chapoutot met en lumière. En croisant ces deux ouvrages, c’est une histoire moins confortable qui se dessine : celle d’un basculement rendu possible non par l’ivresse de la foule seule, mais par l’aveuglement — volontaire ou intéressé — de ceux qui prétendaient défendre la raison et la modération.
Quand les élites choisissent Hitler
Chapoutot décrit, pour la période entre mars 1930 et janvier 1933, l’érosion du soutien populaire envers les partis conservateurs, nationalistes et libéraux traditionnels — un “consortium libéral-autoritaire” dont la base politique déserte à mesure que les élections successives affaiblissent sa légitimité. Cette élite politique — composée de dirigeants qui se réclament du libéralisme, du conservatisme, de la tradition, de la propriété, voire de la nation — ne se contente pas de subir la montée des nazis : elle tente de la canaliser, de l’instrumentaliser.
Elle partage avec eux des thèmes — nationalisme, anticommunisme, autoritarisme —, voire des positions, tout en croyant pouvoir dominer ce que l’on appelle “l’extrême droite”. Le moment culminant, selon Chapoutot, est la décision consciente de confier le pouvoir à Hitler, non pas comme ingérence populiste, mais comme calcul raisonnable dans les cercles du pouvoir, à la fois pour contenir la droite radicale, pour maintenir un ordre libéral dans ses finances et ses structures économiques, et pour préserver ce que les élites entendent comme la stabilité institutionnelle.
Un élément clé : la démocratie parlementaire n’était plus considérée comme un fondement inviolable, mais comme un outil que l’on peut court-circuiter. L’article 48 de la Constitution de Weimar (pouvoir présidentiel d’état d’exception) fut utilisé, les gouvernements sans majorité parlementaire furent nommés, et la gauche divisée — socialistes, communistes — fut incapable d’offrir une alternative unifiée. Tout ceci crée les conditions d’une “démocratie sans majorité”, un régime fragile, que les libéraux autoritaires croient pouvoir maîtriser.
L’extrême centre : la raison au service de la radicalité
Chapoutot insiste sur le rôle de ce qu’il appelle l’“extrême centre”, c’est-à-dire ces libéraux et conservateurs qui, au nom de la raison et de la stabilité, ont fini par nourrir la radicalité. Leur calcul est clair : Hitler pouvait être utilisé comme un instrument, un contre-feu contre la gauche, un partenaire que l’on croyait domptable. En cela, leur responsabilité est écrasante : ce ne sont pas des marginaux, ni des égarés, mais des piliers du système qui ont permis le basculement. D’où le titre de l’ouvrage, Les Irresponsables, qui désigne précisément ceux qui, en position de savoir et de décider, ont choisi de déléguer le pouvoir aux nazis.
Schneidermann : un aveuglement médiatique
Le regard de Daniel Schneidermann dans Berlin, 1933 complète cette démonstration en l’élargissant au champ médiatique. Les journalistes internationaux, bien informés et parfois alarmés, n’ont pourtant pas su rendre compte de l’ampleur de la rupture qui se préparait. Attachés à leurs routines professionnelles, ils ont continué à traiter l’Allemagne hitlérienne comme un pays “normal”, où l’on peut obtenir des interviews et organiser des reportages, sans percevoir que l’accès même à leurs sources les contraignait à des compromis.
Le double échec de la presse internationale
Un premier échec fut celui du signalement : la mise en place dès 1933 de la censure, des mécanismes idéologiques et de la répression fut bien observée, mais rarement pensée comme un basculement systémique. La radicalité nazie fut reléguée derrière les formes spectaculaires des défilés et des discours, traitées comme autant de curiosités exotiques plutôt que comme des menaces politiques.
Un deuxième échec, encore plus grave, fut l’absence de voix des victimes. La presse étrangère s’intéressa davantage aux promesses de paix, aux affichages de restauration nationale et d’ordre, qu’au vécu concret des Juifs et des opposants. Cette omission contribua à rendre le danger abstrait, alors qu’il était déjà concret pour des milliers de personnes.
Enfin, Schneidermann note l’attrait exercé par l’idée d’un régime “fort”, “ordonné” et “dynamique”, qui séduisait certains correspondants occidentaux.
Dans les deux cas, ce qui est dénoncé, c’est la responsabilité de ceux qui se disent modérés. Les élites politiques, économiques et médiatiques n’ont pas été balayées par une tempête venue de l’extérieur : elles ont cédé volontairement, par calcul ou par aveuglement. Le libéralisme autoritaire, analysé par Chapoutot, n’est pas sans résonance avec la complaisance médiatique décrite par Schneidermann. Dans les deux cas, il s’agit d’un renoncement.La peur du rouge, moteur des compromissions
Un fil rouge unit ces analyses : la peur du communisme. C’est elle qui pousse les libéraux à s’allier à l’extrême droite, plutôt qu’à composer avec la gauche. C’est elle qui conduit les journaux occidentaux à relativiser le danger nazi, en présentant le “rouge” comme une menace plus grave que la brutalité brune.