Au-delà de la sanction : réparer avant de commettre — l’idéal de Lagasnerie.
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Par Anas •

Il est des films qui ne se contentent pas de raconter une histoire, mais qui semblent, par le détail de chaque geste et de chaque silence, donner à voir la manière dont nos institutions déterminent le réel officiel.
Anatomie d’une chute, de Justine Triet, appartient à cette catégorie rare. Un homme chute du haut d’une falaise. Le corps inerte et l’incertitude du geste qui l’accompagne. L’œuvre débute sur cette image. Et, la justice pénale entre alors en scène - dans un procès, qui comme chacun en tous pays modernes suit une mécanique binaire et broie plus qu’il ne soigne. Binaire puisqu’il s’agit de fixer une vérité située entre culpabilité et innocence. Broyant car il feint de saisir l’humain dans sa globalité – mais refuse d’y intégrer les conditions sociales, psychiques et affectives qui l’y ont poussé.
À cet égard, Geoffroy de Lagasnerie rappelle : « juger, c’est déjà déformer ; décider, c’est toujours simplifier ».
Le déterminisme spinoziste face au procès pénalSi l’on suit Spinoza, tout acte humain s’inscrit dans une chaîne ininterrompue de causes : nous agissons non par libre arbitre absolu, mais parce que nous sommes déterminés par des forces extérieures et intérieures, elles-mêmes produites par d’autres causes.
Dans cette perspective, comprendre un crime devrait impliquer de remonter le fil des déterminations — conditions sociales, histoire familiale, état psychique, contexte économique — jusqu’à saisir la logique qui a rendu l’acte possible. Or, la justice pénale moderne semble rompre ce fil. Ce geste institutionnel revient en réalité à déjouer le déterminisme spinoziste pour faire exister une figure nouvelle : celle du coupable autonome, détaché de tout contexte.
Le procès, dispositif de pouvoir selon FoucaultC’est précisément ce que Michel Foucault analyse lorsqu’il décrit le procès comme un dispositif de pouvoir visant moins à dire la vérité qu’à stabiliser l’ordre social. Dans Surveiller et punir, il montre comment la justice moderne ne cherche pas à embrasser la totalité des causes, mais à sélectionner celles qui s’insèrent dans un récit juridiquement exploitable. La rupture avec la chaîne causale devient alors une opération presque politique : ce n’est pas seulement l’individu que l’on juge, mais une certaine idée de l’ordre que l’on protège.
C’est sur ce terrain que Geoffroy de Lagasnerie entre. Pour lui, le procès ne se contente pas de réduire la complexité, il fabrique activement une vérité officielle. Cette vérité n’est pas la totalité des faits, mais une version construite à partir des éléments que la procédure autorise, ceux qui entrent dans les cases prévues par le droit. Le déterminisme spinoziste, ainsi tronqué, doit laisser place à une fiction nécessaire au maintien de l’institution : l’idée que le crime est un événement strictement individuel, et que sa résolution tient dans la désignation d’un coupable plutôt que dans la transformation des conditions qui l’ont rendu possible.
Plus encore, il explique que non seulement la justice produit une vérité officielle qui n’a de ce nom que l’officialité, mais aussi que cette vérité s’inscrit dans une chaîne elle-même initiée par la Nation, au nom de ses supposés intérêts – qui n’existent, selon les abolitionnistes, pas. Et si la sécurité est un considérée comme intérêt national, alors il faut revoir notre manière de la garantir. Le système punitif actuel ne fait que l’affaiblir. La seule voie pour assurer une vraie sécurité collective, c’est d’adopter l’abolitionnisme — en maximisant l’effort sur la réparation, la prévention et la transformation sociale, qui prévient toute récidive, et soigne le mal avant qu’il ne survienne.
Une croyance face à la réalité socialePourtant, cette proposition semble heurter une croyance. Il est fréquent de lire dans les sondages que la population serait massivement punitive, qu’elle réclamerait des peines toujours plus sévères et une justice répressive accrue. Cette image semble contredite par les comportements concrets observés dans la vie quotidienne. Une mère, par exemple, confrontée au vol commis par son propre enfant, choisira souvent de ne pas le dénoncer aux autorités. De même, un ami témoin d’un délit n’aura pas spontanément recours à la police. Cet écart entre l’effectivité des actes criminels commis et le nombre réel de plaintes déposées, que l’on désigne sous le nom de « taux de criminalisation » met la focale sur une idée : la criminalisation n’est jamais purement juridique mais profondément sociale.
Alors, on pourrait avancer que la dynamique abolitionniste trouve sa source dans une proximité relationnelle et affective avec la personne accusée. Proximité qui tend à relativiser la portée de l’acte et à favoriser la compréhension des causes profondes qui l’ont suscité.
Par exemple, une femme qui soutient son mari malgré la gravité de ses actes ne le fait pas nécessairement par impunité, mais souvent parce qu’elle connaît l’homme dans sa globalité, au-delà de la faute, et perçoit les contextes personnels, psychiques et sociaux qui ont convoqué ce comportement. Ce lien intime produit une forme d’empathie ou du moins une volonté de maintien du lien social, qui s’oppose à la logique de rupture radicale inhérente à la sanction pénale.
La distance sociale au cœur du punitivismeÀ l’inverse, peut-être se dire que le punitivisme s’enracine dans une forme de distance sociale et psychologique vis-à -vis de l’accusé. En quelques sortes, le coupable est perçu comme un étranger, une altérité, un « autre » dont on ne peut ni comprendre ni saisir les ressorts profonds.
Ainsi, le punitivisme peut être vu comme la conséquence d’une méconnaissance fondamentale de l’humain dans sa totalité — un homme ou une femme figé·e dans son acte, coupé·e des liens sociaux et des conditions qui l’ont produit. Cette logique pourrait traduire une peur de la complexité, une volonté de contrôle par la simplification et la stigmatisation, mais aussi une défaillance collective à penser la justice autrement que comme un châtiment.
Au fond, si l’on admet que l’acte criminel est toujours pris dans un contexte – tissé de déterminations sociales, économiques et affectives –, alors la réponse judiciaire ne peut se limiter au châtiment.
Mais, depuis l’époque de Beccaria, le système judiciaire pénal demeure figé dans un modèle rationnel, presque mécanique, qui ne s’adapte que froidement aux avancées majeures des sciences sociales, philosophiques et psychologiques. Cette reproductibilité serait impensable dans d’autres domaines, comme la médecine – prévient Geoffroy de Lagasnerie - où les traitements évoluent constamment au gré des nouvelles connaissances sur les virus ou les maladies : on ne cesse de chercher à soigner plutôt qu’à punir aveuglément. Or, chaque jour passé en prison coûte en moyenne 110 euros à l’État français (source : Ministère de la Justice, 2023), une somme qui pourrait être investie autrement, notamment dans des dispositifs de soin, de prévention et de réparation sociale. En cela, se dire que la justice abolitionniste ne se contente pas d’une remise en question théorique, elle propose une réallocation pragmatique des ressources.
La chute n’est pas la fin : vers une justice réparatriceNous avons commencé par Anatomie d’une chute, nous terminerons donc par l’atterrissage. Ce n’est pas la chute qui compte, mais ce qu’il y a après : l’accueil, le soin, la réparation.
Dans la scène finale, dans la salle d’audience aux murs froids et aux lumières crues, le silence pèse lourd. Les regards sont fixés sur une femme immobile, le visage marqué par la fatigue et l’attente, tandis que le juge prononce la sentence.
Puis, soudain, la mère de la victime s’avance et demande que l’accusée soit accompagnée. Ce geste inattendu déstabilise l’assemblée. Il ouvre une porte vers autre chose que la simple condamnation.
Car en opposant la société à l’accusé, le procès oublie qu’ils partagent la même scène — et finit par jouer sa propre mise à mort. Ironie tragique : pour faire justice, il se condamne lui-même à disparaître.