C’est dans « Debout les femmes » de François Ruffin que l’on trouve une des scènes les plus éloquentes – l’une de celles où il ne se passe presque rien, sinon l’essentiel : une parole qui tient debout malgré tout, une dignité qui refuse de plier, même quand tout autour s’effondre. Une aide à domicile, debout dans un salon, raconte son quotidien : les heures morcelées, l’épuisement sans reconnaissance, les promesses jamais tenues. Autour d’elle, tout est modeste, fragile, mais sur son visage passe une fierté résignée : elle aime son travail, malgré tout.
Le zèle, ce nouvel opium du travailleur
Cet amour — patiemment entretenu, patiemment trahi - le néomanagement y puise sa force. Faire aimer l’effort, faire désirer l’épuisement, rendre la soumission désirable : telle est la nouvelle ruse du capitalisme moderne. Ruse parce que, chaque fois que ses propres logiques provoquent des crises de sens, de motivation ou de travail, le capitalisme parvient à en retourner les effets à son avantage. Ruse encore, parce qu’il transforme l’usure, la fatigue et le désenchantement qu’il a lui-même produits en nouveaux ressorts d’engagement et de loyauté. Ainsi, s’ébauche une nouvelle manière de faire tenir les corps et les esprits.
Le contremaître n’est plus là : il est en nous
Là où le Tayloro-fordisme imposait un cadre rigide de surveillance externe et de prescriptions strictes, le néomanagement lui, toujours dans un rapport capitalistique-optimal : demi mise – double gain, entend supprimer l’intermédiaire normatif. Ce n’est plus un contremaître qui fait régner le règlement, mais le travailleur lui-même qui se l’impose et aime s’y tenir. L’entreprise, en tant qu’institution sociale moderne ne cherche plus à faire obéir : elle cherche à faire aimer obéir. Cette logique repose sur une double opération symbolique : désinstitutionnaliser le contrôle, le rendre fluide et affectif, tout en revalorisant subjectivement les efforts.
Le désir façonné comme stratégie de gestion
Le bon fonctionnement du néomanagement tient donc au changement paradigmatique de la sanction, que l’on continue d’appeler ainsi par habitude, mais qui n'en conserve plus ni la forme ni le ressort. Le manager ne contraint plus, il séduit, il motive, il rétribue symboliquement. Il s’agit moins d’imposer que d’amener le travailleur à vouloir ce qu’on attend de lui. Tout se joue pour qu’il désire faire du zèle, désire s’éreinter, désire se soumettre de gré. Et si désirer implique un manque. Il est aisé de voir que le travailleur manque — non nécessairement de manière uniforme ou absolue, mais suffisamment pour que ce manque oriente ses aspirations.
En ce sens, tout l’intérêt de l’entreprise post taylorienne c’est de tenir en haleine ses travailleurs, d’entretenir la promesse d’un possible mieux. Elle mise alors le mythe du possible. Ni mobilité verticale (par manque de diplôme), ni mobilité horizontale (par la friction de l’effectif salarial), alors l’entreprise doit miser sur un schéma attrayant de rétribution symbolique.
La promesse comme piège structurel
Ce tour de force s’opère, se déploie et se comprend par une maxime clouscardienne : « Tout est permis, rien n’est possible ». L’idée que l’hyperpermission symbolique (consommation, liberté de parole, mobilité apparente) masque en réalité des impasses pratiques : rien n’est possible car les structures de décision restent verrouillées. Le système fonctionne comme une structure de promesse : il séduit par l’exception, mais généralise la frustration. L’exception devient vitrine - cette réussite exceptionnelle, souvent exhibée dans les espaces de courant public (à l’image du stakhanovisme) ne vaut que par sa rareté. Ce mécanisme relève d’une double contrainte psychique : il faut y croire pour tenir, mais l’expérience dément sans cesse la promesse.
Alors si comme l’explique Johann Chapoutot : « Le travailleur doit être libre d’obéir, c’est-à-dire qu’il doit vouloir ce qu’on attend de lui, en intégrant profondément les impératifs de l’organisation comme les siens propres. Il ne s’agit plus de lui imposer un ordre extérieur, mais de façonner ses affects et ses désirs pour qu’il trouve, dans sa propre subordination, une source d’épanouissement personnel », alors il me semble que la question n’est plus de savoir si les techniques managériales manipulent ou contraignent, mais plutôt : jusqu’où peuvent-elles remodeler la structure même du vouloir, en inscrivant dans l’appareil psychique du travailleur une soumission intériorisée qui se confond avec l’exercice de son libre arbitre ?
De la discipline visible au contrôle invisible
Le taylorisme, en son temps, avait pour dessein de maximiser la productivité par la décomposition méthodique des gestes. Par la standardisation des comportements. Il imposait au corps une régularité presque chimique, inscrite dans un espace-temps rigoureusement découpé et contrôlé. Cette emprise disciplinaire se fondait sur une autorité extérieure visible : celle du contremaître, du chronomètre et du plan de travail.
Il est aisé de voir comment cette logique s’inscrit dans un régime de pouvoir centré sur la « discipline », définie par Foucault comme un ensemble de corrections visant à produire des « corps dociles » (Surveiller et punir, 1975). Par « discipline », Foucault désigne un agencement microphysique du pouvoir, un pouvoir qui s’exerce sur les corps à travers des techniques de surveillance, de dressage et de normalisation — un pouvoir qui ne tue pas, mais qui rend fonctionnel. Normalisation qui n’est pas naturelle : elle est construite, socialement et culturellement. L’usine l’école, la caserne, l’asile, la prison sont autant d’instances sociales productrices d’un type de sujet ajusté aux exigences du capitalisme : obéissance, productivité, normalisation du bon agent.
L’incorporation du contrôle comme réponse à la critique
Il n’en reste pas moins que cette méthode de pouvoir avait le mérite d’être moins pernicieuse en ce qu’elle était identifiable et localisable — donc réfutable. À telle enseigne que la critique pouvait viser l'institution sans se méprendre sur sa nature. Cette époque où le pouvoir s'affichait dans ses dispositifs de contrôle les plus crus, va cependant basculer.
À partir des années 1970, dans un contexte de crise économique, de montée des revendications sociales et de remise en cause du travail taylorien, le capitalisme cherche à se réinventer. Le néomanagement émerge alors comme réponse à cette double crise d'efficacité et de légitimité. Double crise dont un exergue serait l’affiche de Mai 68 portant le slogan « La liberté commence où finit le travail salarié », les contestations de l'époque ne visaient pas seulement les conditions de travail, mais l’emprise même du travail sur l’existence. Par conséquent, le modèle traditionnel devient insuffisant pour absorber les aspirations nouvelles à l’autonomie, au sens – mais aussi et surtout à la reconnaissance.
Du néonormatif à la culpabilité incorporée
Face à cette crise de légitimité, le capitalisme a montré adaptabilité et résilience : car il n'a pas cherché à nier la critique, mais à l'intégrer dans un nouveau modèle organisationnel. Comme le souligne Jean-Claude Michéa, « le capitalisme accepte toutes les critiques, sauf celle qui remettrait en cause ses fondements ».
Dès lors, toute aspiration à la liberté devient une ressource stratégique pour renouveler les dispositifs d’adhésion au travail. Plutôt que de s'opposer frontalement aux revendications d’autonomie et de sens, le néomanagement les capte et les reformule dans un cadre conforme aux logiques productives, il transforme ainsi une contestation potentiellement révolutionnaire en un levier de performance.
Le désir de réussir devient lieu de la faute
On assiste alors à une incorporation du contrôle dans la structure psychique du travailleur : l’hétéronomie devient auto-nomie, sous couvert d’autonomie. Le pouvoir ne s'exprime plus contre le sujet, il s’épanouit à travers lui par la production d’un idéal de soi conforme aux normes organisationnelles. L’autocontrôle devient ainsi un outil de gouvernement des conduites, dans un régime que Christophe Dejours qualifie de « néo-normatif » (Souffrance en France, 1998). Ce régime repose sur une individualisation des objectifs et une responsabilisation affective du salarié quant à ses performances. Si l’individu échoue, alors il est censé n’en vouloir qu’à lui-même : telle est la logique du néonormatif.
Il convient de noter que cette dynamique trouve confirmation empirique dans les recherches récentes. Camille Signoretto (Les nouvelles formes de contrôle dans le travail social, 2014) montre que les dispositifs d'auto-évaluation conduisent les salariés à intérioriser les standards d'efficacité, tout en vivant leur échec comme une faute morale personnelle. En sorte que la pression ne s'exerce plus de l'extérieur, mais à travers une culpabilité auto-induite.
L’ère du pensable formaté
Geoffroy de Lagasnerie prolonge cette idée de contestation entravée en montrant que dans les sociétés contemporaines, l’État et les institutions sociales produisent directement les normes du pensable et de l’acceptable, un geste qui contrecarre toute coercition massive. Il déclare : « L’ordre social ne se maintient pas parce que les individus y consentiraient rationnellement, mais parce qu'ils ont été produits de telle manière qu'ils ne peuvent pas vouloir autre chose. » (Penser dans un monde mauvais, 2017). Dit autrement, l’internalisation de la norme précède et annule la possibilité même de la révolte : le travailleur croit exercer son libre arbitre alors même que ses désirs ont été formatés par l’institution.
Il faut souligner ici la violence symbolique d’un tel système, pour reprendre la terminologie bourdieusienne. Le néomanagement réussit ce tour de force en faisant intérioriser aux salariés les normes de l'entreprise comme des évidences, des vérités naturelles. La domination est d’autant plus efficace qu’elle n’est pas perçue comme telle : elle passe pour de la liberté. Le néo management ne punit pas les écarts : il organise leur prévention. On ne dicte plus au salarié ce qu’il doit faire : on l’amène à se le dicter à lui-même – et à trouver dans cet état de fait, un plaisir certain.
Dans cette logique d'intériorisation, un phénomène nouveau apparaît : celui de l'inter-évaluation. Les salariés sont encouragés à s'évaluer mutuellement, à se noter, à se faire des retours réguliers via des dispositifs collaboratifs. Ce mécanisme d’autosurveillance horizontale, en apparence démocratique, renforce en réalité la pression normative et optimise la rentabilité sans frais supplémentaires pour l'organisation. L'autorégulation collective devient ainsi l'outil d'une exploitation plus fine et plus rentable.
Évaluer l’autre, se sentir exister
Mais plus encore, cette dynamique révèle que non seulement la norme a été intériorisée, mais qu’elle est désormais perçue comme légitime par les travailleurs eux-mêmes. Légitimité précède pouvoir : En conférant à chacun le pouvoir d’évaluer ses pairs, l’organisation octroie un fragment de souveraineté symbolique, et comble ainsi partiellement un manque structurel de reconnaissance. Dans un environnement où l’accès au pouvoir réel reste verrouillé, la possibilité d’exercer un jugement sur autrui devient un substitut désirable, une compensation affectivement chargée au sentiment de méreconnaissance et d’impuissance. Ainsi, l'inter-évaluation n'est pas seulement un outil de régulation par la dérégulation : elle est un mécanisme de satisfaction différée du désir de pouvoir produit par le système lui-même.
À ce titre, une étude menée par Vacher et Lemoine (1995) dans Psychologie du travail et des organisations montre que l’inter-évaluation entre salariés, sert en réalité à renforcer l’adhésion aux normes non dites de l’organisation. Les évaluations ne portent pas seulement sur les performances objectives, mais valorisent la conformité aux attentes managériales et la Al-‘Asabiyya – la loyauté au groupe, l’esprit de corps, la « force organique » comme aimait à le dire Ibn Khaldoun. Dramatiquement et presque cruellement, le contrôle devient ainsi un acte de reconnaissance mutuelle.
Désirer faire, jusqu’à l’épuisement
C’est un renversement qualitatif du rapport au travail : il ne s’agit plus seulement de « faire », mais de « désirer faire » en permanence. Il s’agit d’une évolution du contrôle organisationnel vers sa dissimulation dans la subjectivité des individus. Et c’est bien là, selon Luc Boltanski et Ève Chiapello, la force du « nouvel esprit du capitalisme » (Le nouvel esprit du capitalisme, 1999) : faire coïncider la quête de performance économique avec l’idéal personnel d’épanouissement.
Autrement dit, soumettre en donnant l’impression de libérer.