Ils veulent vos nuits : Netflix gagne quand vous perdez le sommeil.
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Par Anas •

Le sommeil, nouvelle frontière de la guerre économique de l’attention – Le Cas Netflix.
Il est minuit passé. Vous êtes sur votre canapé, smartphone en main, l’écran défile sans fin. Un épisode vient de finir, le suivant démarre tout seul. Vous vous dites « juste un de plus », encore et encore, alors que le sommeil s’éloigne, insaisissable. Ce moment, vous le connaissez trop bien — et il est loin d’être innocent.
Netflix ne plaisantait pas
En 2017, lors d’une conférence donnée au siège californien de l’entreprise, le PDG de Netflix, Reed Hastings, formule une phrase passée presque inaperçue, mais dont la portée symbolique mérite d’être interrogée :
À l’époque, beaucoup y ont vu une pirouette de communicant — un clin d’œil assumé au phénomène du binge-watching, cette consommation frénétique de séries qui transforme une soirée calme en marathon nocturne. Pourtant, cette phrase n’est ni anodine, ni ironique. Elle dit tout haut ce que les acteurs majeurs de l’économie de l’attention pensent tout bas : dans un monde saturé de contenus, où chaque minute éveillée est une occasion de capter, mesurer et monétiser l’attention humaine, le sommeil n’est pas une nécessité biologique, mais une perte sèche.
Le sommeil ne rapporte rien. Il ne produit ni clics, ni visionnages, ni data. Il n'alimente aucun flux, ne déclenche aucune interaction, ne laisse aucune trace exploitable dans les bases de données. Du point de vue d’un modèle économique fondé sur la traçabilité des comportements et l’optimisation algorithmique, le sommeil est un angle mort, une friche économique. Il ne se vend pas, ne s’analyse pas, ne se manipule pas — il échappe.
Or, ce qui échappe dérange. Ce qui ne peut être intégré au système marchand devient un problème à résoudre. C’est en ce sens que le sommeil est devenu un ennemi.
Pour les géants du streaming, la rentabilité ne dépend plus seulement du nombre d’abonnés, mais de leur engagement horaire : combien de minutes passées sur la plateforme ? À quelle fréquence ? Sur quel type de contenu ? Plus vous êtes éveillé, plus vous êtes rentable. C’est là que la bataille se joue : non pas entre Netflix et ses concurrents traditionnels, mais entre Netflix et vos cycles de sommeil.
Et cette bataille, elle se mène avec des armes invisibles : la lecture automatique de l’épisode suivant, la suppression du générique, les notifications "nouveautés", les algorithmes de recommandation anticipative… chaque détail de l’interface est pensé pour inhiber l’interruption, pour repousser le moment du "stop", pour grignoter un quart d’heure, puis une heure, puis une nuit.
Cette stratégie n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une dynamique plus large, qui dépasse le secteur du divertissement. Partout, la nuit est devenue un marché. TikTok pousse ses utilisateurs dans des boucles infinies qui s’adaptent en temps réel à leurs signaux de fatigue. Spotify multiplie les playlists de « sommeil guidé » — paradoxalement conçues pour prolonger l’écoute. Amazon Prime injecte du contenu « de fond » pour accompagner les insomnies. Même le marché des applications de méditation, comme Calm ou Headspace, intègre désormais des “sleepcasts” conçus pour créer une dépendance douce à des voix apaisantes… mais monétisées.
On assiste à un phénomène paradoxal : ce qui autrefois signalait le retrait du monde — la nuit, l’ennui, la fatigue — devient aujourd’hui un gisement de rentabilité. Là où le capitalisme industriel s’arrêtait aux portes de la chambre, le capitalisme numérique, lui, s’y engouffre, avec ses capteurs, ses interfaces, ses injonctions douces.
On ne vous dit pas frontalement de ne pas dormir. On vous suggère simplement de rester un peu. Encore un épisode. Encore une vidéo. Encore une notification.
Ce glissement n’est pas sans conséquence. Selon une étude de Santé Publique France menée en 2023, un Français sur trois dort moins de six heures par nuit en semaine, un seuil critique selon les chronobiologistes. L’usage d’écrans dans les deux heures précédant le coucher augmente le risque d’insomnie de 35 %, selon une méta-analyse de 2021 publiée dans Sleep Health.
Ces effets ne sont pas marginaux : ils concernent des millions d’individus, au quotidien. Et s’ils ne sont pas dus uniquement aux plateformes, celles-ci capitalisent sur l’épuisement qu’elles contribuent à générer.
Car au fond, ce que révèle la phrase de Reed Hastings, c’est une inversion morale : ce qui était autrefois considéré comme une nécessité humaine — dormir — devient un gaspillage de potentiel économique.
Alors non, Netflix ne plaisantait pas.
Une stratégie industrielle : occuper chaque minute disponible
Rien n’est laissé au hasard dans les interfaces des plateformes de streaming. Chaque détail, chaque fonction, chaque interaction est pensée pour une seule chose : retenir l’attention. Non pas par la force, mais par une ingénierie du glissement — douce, fluide, imperceptible.
Tout commence avec la lecture automatique. Dès qu’un épisode se termine, le suivant démarre sans que l’utilisateur n’ait à faire quoi que ce soit. Il ne s’agit pas d’un confort technique : c’est un mécanisme de captation. En supprimant le moment de choix, la plateforme évite la pause réflexive. Ce petit instant où l’on aurait pu se dire : « Est-ce que je continue, ou est-ce que je vais dormir ? » devient un luxe supprimé par défaut.
Ensuite, les génériques sont raccourcis ou supprimés. Ce qui devait marquer la fin d’un épisode, cette forme de respiration narrative, est éliminé pour accélérer la transition. Plus de signal de fin.
À cela s’ajoutent les recommandations algorithmées, calculées à la seconde près. Quand on finit une saison, une nouvelle série est immédiatement suggérée, souvent avec une vignette animée et une promesse de plaisir immédiat : « Si vous avez aimé ceci, vous allez adorer cela. » Et cela fonctionne — car l’algorithme n’est pas neutre : il connaît nos goûts, nos horaires, nos temps faibles. Il optimise en temps réel notre disponibilité.
Même les couleurs, la navigation horizontale, la structure en "carrousels infinis" sont étudiées pour prolonger l’usage. Rien ne pousse à l’arrêt. Tout invite à continuer. Jusqu’à ce que le sommeil ne soit plus une priorité, mais un obstacle.
Et cela a des effets bien réels. Marion, 28 ans, chef de projet dans la grande distribution, raconte : « Je sais que je suis fatiguée, que j’ai une journée chargée le lendemain, mais j’enchaîne quand même. C’est comme si tout m’invitait à repousser le moment de dormir. Je n’ai jamais l’occasion de dire “stop” : il y a toujours une suite. »
Elle n’est pas seule. En 2019, 44 % des adultes américains avaient déjà passé une nuit blanche à binge-watcher. D’après l’American Academy of Sleep Medicine, 88 % des adultes ont déjà perdu du sommeil à cause d’une série. Chez les 18–44 ans, ce chiffre grimpe à 95 %.
Ce n’est plus une habitude isolée. C’est devenu une mécanique intégrée au quotidien. Les soirées se rallongent, les nuits se fragmentent, mais sans qu’aucun signal ne vienne alerter. Comme si le temps de sommeil avait glissé hors du cadre des préoccupations collectives.
Dormir est perçu comme une interruption du divertissement. Le problème n’est pas qu’on aime les séries. C’est qu’on n’a plus les moyens structurels de s’en détacher.
Les plateformes ne nous forcent à rien. Elles font mieux : elles rendent difficile le fait de dire non. En gommant chaque transition, chaque fin possible, elles créent un flux ininterrompu dans lequel la décision de décrocher devient presque contre-nature.
Alors on continue, parce que tout est fait pour que l’on prolonge. Une minute après l’autre. Jusqu’à ce que la nuit commence à se négocier.
Les conséquences physiologiques sont bien connues
Les plateformes ne se contentent pas de voler notre temps, elles nuisent aussi à notre santé. Une étude publiée en 2023 sur PubMed montre que le visionnage tardif de contenus OTT retarde l’endormissement de 18 à 26 minutes et réduit la durée totale du sommeil d’environ 30 minutes.
En décalant notre rythme biologique, ces habitudes aggravent les troubles du sommeil : insomnie, somnolence diurne, fatigue chronique. L’exposition prolongée à la lumière bleue des écrans perturbe la sécrétion de mélatonine, cette hormone régulatrice essentielle du sommeil. « La lumière bleue inhibe la production de mélatonine » explique Jameleddine, psychologue cognitiviste comportemental, « ce qui constitue une attaque directe contre notre cycle circadien. Plus on regarde, plus on repousse l’heure du coucher, et plus la qualité du sommeil se dégrade. »
À long terme, ces dérèglements augmentent les risques de dépression, de prise de poids, de diabète, et de troubles cardiovasculaires, alimentant un cercle vicieux difficile à briser.
Chez les adolescents, l’impact est encore plus marqué. Une vaste enquête en Norvège, menée auprès de 45 000 jeunes, révèle que chaque heure passée sur écran au lit augmente de 59 % le risque d’insomnie. Ces adolescents dorment en moyenne 24 minutes de moins et leur sommeil est de qualité nettement inférieure, ce qui compromet leur bien-être global.
Reprendre nos nuits
Les solutions ne relèvent pas uniquement de l’hygiène numérique. Elles touchent à notre rapport au monde.
Il ne s’agit pas de rejeter les séries, mais de reprendre la main sur nos rythmes. De réaffirmer que le sommeil n’est pas une variable d’ajustement. Elle est en réalité, la condition Sine Qua None de notre autonomie.
Face à l’augmentation des troubles du sommeil liés aux écrans, il propose des gestes simples :
- Supprimer l’autoplay sur les plateformes.
- Fixer une heure limite d’écran (minuterie ou app dédiée).
- Éteindre les appareils 30 à 60 minutes avant le coucher.
- Activer le mode "nuit" ou "lumière chaude".
- Éviter les contenus stimulants en soirée.
Mettre en place une routine stable :
- Heures fixes de coucher et lever, même le week-end.
- Réduction progressive des lumières.
- Lecture, respiration calme, silence.
- Préparation des tâches du lendemain.
Modifier son environnement :
- Pas d’écrans dans la chambre.
- Réveil classique à la place du téléphone.
- Réserver le lit au repos uniquement.
Reprendre le contrôle du temps :
- Faire des pauses sans écran.
- Dire stop sans culpabilité.
- Refuser les sollicitations numériques.
- Se souvenir que se déconnecter, c’est se préserver.
Fermer les yeux contre le monde
Le préserver — notre sommeil — c’est reconnaître que la performance durable ne se bâtit pas sur la suractivité permanente, mais sur un équilibre rigoureux entre veille et repos.
Cette nécessité s’impose face à l’intensification des sollicitations numériques et à la saturation informationnelle, qui imposent un rythme incompatible avec nos besoins physiologiques et psychiques.
Le sommeil est plus qu’une fonction biologique : il est le socle de notre autonomie, la condition première d’une pensée lucide, d’une créativité fertile et d’une résilience renforcée.
Et dégradé, il expose nos capacités à une lente érosion. Alors, le véritable scandale n’est pas qu’il se fasse rare, mais que nous acceptions cette raréfaction.
Car sans nuits réparatrices, il n’y a pas seulement des individus épuisés : il y a une société en danger.
Prendre soin de nos nuits, c’est se donner les moyens de tenir les exigences du jour.