La « civilisation judéo-chrétienne » : grand mensonge au service d’une petite politique.
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Par Anas •

Il faut d’abord s’avouer une chose simple et, pour beaucoup, dérangeante : parler de « civilisation judéo-chrétienne » comme d’un bloc cohérent, homogène et porteur d’un héritage commun, ce n’est pas seulement une réduction historique — c’est souvent une opération politique. C’est précisément la thèse que Sophie Bessis développe avec concision et rigueur dans son essai récent, La Civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture : l’expression, loin d’être un simple trait d’union académique entre deux traditions religieuses, a été construite et mobilisée comme instrument idéologique, pour masquer des passés gênants et pour délimiter des appartenances politiques contemporaines.
Une notion née tardivement et réinventée pour des usages contemporains
Historiquement, le rapprochement entre judaïsme et christianisme naît d’évidences factuelles : le christianisme s’est originairement formé à l’intérieur du judaïsme du Ier siècle, a repris des textes et des motifs légendaires, et des études érudites ont longuement ausculté ces filiations. Mais la « civilisation judéo-chrétienne » — en tant que concept englobant, servant à qualifier l’ensemble des valeurs, des institutions et des loyautés d’une « Occidentalité » renouvelée — émerge clairement comme un artefact rhétorique moderne, surtout à partir des années 1980. Sa résurgence et sa diffusion dans le discours public ne sont pas neutres : elles accompagnent des débats identitaires, des stratégies diplomatiques (notamment le reclassement d’Israël dans l’espace des alliés occidentaux), et des attaques contre ce qui est désigné comme l’altérité musulmane ou arabe. Sophie Bessis retrace cette généalogie avec une attention philologique et politique qui permet de saisir l’écart entre l’origine académique du couple judéo/christianisme et son emploi polémique actuel.
Effacer les contradictions : instrumentaliser l’histoire pour légitimer le présent
Ce qui rend le concept dangereux, selon Bessis, tient à sa capacité à naturaliser une histoire mutilée. En prétendant réunir « juifs » et « chrétiens » sous une bannière civilisationnelle unique, on efface deux séries de faits inconfortables pour les narrateurs dominants. D’une part, on gomme des siècles d’antisémitisme chrétien — persécutions, ghettos, expulsions et répressions — qui rendent problématique l’idée d’une alliance historique ininterrompue entre Juifs et chrétiens. D’autre part, cette rhétorique sert à exclure et à marginaliser l’islam de l’espace européen et méditerranéen, en construisant une frontière civile et morale qui naturalise la dichotomie « nous / eux ». En d’autres termes : le mythe « judéo-chrétien » fonctionne comme un écran mémoriel qui permet à certains acteurs politiques d’occulter la violence passée de l’Occident et de transformer mémoire en arme actuelle.
Un concept aux usages politiques multiples — de la droite conservatrice aux stratèges internationaux
L’intérêt pratique du concept est sa malléabilité : il peut servir la droite conservatrice nationale, comme la rhétorique diplomatique qui cherche à consolider blocs et coalitions. On l’observe dans des discours publics récents, où l’expression est mobilisée pour justifier des alliances stratégiques ou pour opposer une « civilisation occidentale » à des « menaces » présentées comme étrangères. Bessis montre comment, dans ce type d’usage, l’expression devient un outil de légitimation et de démarcation — une imposture utile, selon ses mots, pour ceux qui souhaitent reconfigurer les appartenances géopolitiques sans assumer les implications historiques et éthiques de cette reconfiguration.
Exclusion et simplification : le prix intellectuel du concept
Sur le plan méthodologique, la critique de Bessis est également une leçon d’historiographie et d’épistémologie : nommer, c’est ordonner et, parfois, éliminer. Réduire des héritages pluriels et conflictuels à un « socle judéo-chrétien » revient à imposer une lecture téléologique et homogénéisante de l’histoire européenne : les apports gréco-romains, byzantins, arabes (en particulier la transmission scientifique médiévale), les croisements méditerranéens, les expériences juives diasporiques et les interactions avec le monde musulman y sont effacés ou marginalisés. Cette simplification tient moins à une vérité factuelle qu’à un projet politique de stabilisation identitaire. Bessis rappelle que l’histoire réelle de ces espaces est faite d’emprunts, d’affrontements, d’hybridations — pas d’unité civique immémoriale.
Le mot comme arme : comment la rhétorique façonne l’imaginaire collectif
Le succès de la locution tient à sa force symbolique : elle offre un récit simple, un repère identitaire, un bouclier sémantique face à la complexité. Mais cette force symbolique a un coût démocratique.
Quelles alternatives intellectuelles ? Reprendre l’histoire par le bas et par l’échange
Plutôt que d’adopter la logique binaire du « judéo-chrétien » opposé à l’« islamique », Bessis invite à restituer l’histoire dans sa polysémie : étudier les circulations (textuelles, commerciales, scientifiques) entre Orient et Occident, interroger les coexistences locales, reconnaître les violences commises, et rendre visibles les héritages partagés. Cette démarche n’est pas seulement académique : elle a des implications politiques concrètes. Reconnaître les matrices croisées de nos sociétés contemporaines ouvre des espaces de solidarité et de conflit qui sont plus féconds pour penser des politiques d’inclusion et des dialogues internationaux sérieux.
Une accusation mesurée, pas une condamnation essentialiste
Qualifier la « civilisation judéo-chrétienne » d’« imposture » n’est pas nier les filiations religieuses ni l’existence de traditions communes ponctuelles. C’est, au contraire, pointer la transformation du terme en concept totalisant et mobilisé politiquement. Bessis, historienne et essayiste, ne propose pas une élimination des catégories analytiques, mais une remise en question de leur usage rhétorique et politique. Son travail est d’autant plus précieux qu’il est court, précis, appuyé sur des exemples contemporains et sur une solide culture historique.
Vers une politique de la précision : comment repenser le vocabulaire public
La leçon pratique pour les intellectuels, journalistes et responsables politiques est limpide : refuser la paresse lexicale. Prendre le temps de nommer précisément les héritages, les ruptures, les complicités et les violences, c’est rendre possible une conversation publique moins manipulable. Au lieu d’enfermer des populations dans des catégories supposées immuables, il s’agit de reconnaître la pluralité des héritages et la conflictualité qui les traverse. Ce geste intellectuel est, à la fois, une exigence de vérité et un acte de responsabilité démocratique face aux usages politiques de l’histoire.