La démission de Sébastien Lecornu, un enjeu existentiel pour le camp présidentiel et la Ve République.
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Par Baptiste •

Trois, c’est désormais le nombre de gouvernements qui se sont succédé en moins d’un an, une première sous la Ve République. Ce lundi 6 octobre 2024, Sébastien Lecornu, désormais Premier ministre démissionnaire, a remis sa démission au président de la République, qui l’a acceptée. Cette démission du Premier ministre est à la fois un aveu d’impuissance dans sa capacité à négocier avec les différents chefs de partis, mais aussi une manière de contenir la déflagration provoquée par la composition du nouveau gouvernement, avec seulement trois changements ministériels et surtout l’arrivée très contestée de Bruno Le Maire au ministère des Armées, lequel s’est d’ailleurs depuis mis en retrait, transférant ses responsabilités au Premier ministre.
Au risque de vous décevoir, il semblerait que cette série de démissions ne soit que le symptôme d’un mal bien plus grand, une crise plus vicieuse et plus discrète, qui ronge notre régime depuis maintenant trois ans.
Le 8 septembre 2025, le budget 2025 a fait déjà sa première victime en la personne de l’ex-Premier ministre François Bayrou, contraint à la démission après s’être vu refuser la confiance par l’Assemblée nationale, une première sous la Ve République. C’est désormais au nouveau Premier ministre, Sébastien Lecornu, qu’incombait la lourde tâche de relever un triple défi : faire adopter un texte budgétaire par une assemblée sans majorité, réduire le déficit budgétaire autour de 4,7 points de PIB au lieu de 5,4 actuellement, soit environ 40 milliards d’euros d’économies. Néanmoins, depuis la dissolution surprise de juin 2024 et l’absence de majorité à l’Assemblée, l’adoption du texte budgétaire relève d’un enjeu presque existentiel pour la politique française.
La difficulté à adopter un budget ne peut aujourd’hui être dissociée de la question institutionnelle liée à la profonde recomposition du champ politique à l’œuvre depuis 2022. Lors des élections législatives, le camp présidentiel s’est vu refuser par les électeurs la majorité absolue, et le Rassemblement national, avec 89 députés, a pu constituer un groupe parlementaire, devenant pour la première fois une force parlementaire. Ce changement illustre la tendance à la tripartition de l’Assemblée nationale entre le bloc d’extrême droite, le socle commun et le bloc de gauche. Ce nouvel équilibre marque une rupture profonde dans une institution qui, depuis sa création, a fonctionné sur le principe du fait majoritaire, assurant quasi automatiquement une majorité absolue au Premier ministre et une alternance politique claire.
Toutefois, le tournant de 2022 n’eut, mis à part l’empêchement d’adoption de lois portées par le camp présidentiel et l’adoption de textes d’opposition contre l’avis du gouvernement, que peu d’autres effets. Il n’y avait malgré tout pas de majorité pour adopter une motion de censure, ce qui permit à Élisabeth Borne de faire adopter sans vote de l’Assemblée l’ensemble des textes budgétaires via la procédure prévue par l’article 49.3 de la Constitution. L’élection de 2024 a confirmé cette tendance : le parti présidentiel a perdu les élections et s’est vu contraint de former une coalition avec Les Républicains, leur permettant d’empêcher le NFP, pourtant vainqueur du scrutin, d’arriver au pouvoir.
Le changement majeur est la division de l’Assemblée en trois blocs disposant chacun d’environ 30 % des sièges. Ainsi, l’alliance de deux blocs suffit à mettre en minorité le troisième. Il y a donc désormais une majorité qui, sans être d’accord, s’oppose à la politique du gouvernement. Pour faire adopter une loi ou un budget, le nouveau « soco » devra obtenir les votes ou la non-censure de sa droite ou de sa gauche.
Le budget est le seul texte que le gouvernement est obligé de présenter devant le Parlement au moins une fois par an. Il est divisé en deux textes : le projet de loi de finances, qui permet le bon fonctionnement des ministères, établissements publics, agences et collectivités locales, le paiement des fonctionnaires et de la charge de la dette, représentant environ 9 % du budget, soit près de 57 milliards d’euros, et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale qui établit les objectifs de recettes et de dépenses pour l’assurance maladie, le chômage et les retraites.
Dans la configuration actuelle, faire adopter un budget exige soit d’augmenter les recettes (impôts, taxes, cotisations), soit de réduire les dépenses. L’ampleur du déficit à combler impose des choix douloureux : revoir des dispositifs, supprimer des services publics ou modifier en profondeur la politique fiscale. Ces choix révèlent violemment les différences entre Les Républicains, favorables à la baisse des impôts et de la dépense publique, et les partis de gauche, qui plaident pour une fiscalité plus juste.
La politique de l’offre menée par Emmanuel Macron vise à alléger la fiscalité et la réglementation pour stimuler l’investissement et la compétitivité. Le pari présidentiel est, selon de nombreux observateurs, perdu : les inégalités se sont creusées. Le constat est sévère : les riches sont plus riches, les pauvres plus nombreux, comme l’analysent Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre dans Le grand détournement.
Le parti présidentiel, refusant de renier sa ligne, se retrouve au pouvoir mais minoritaire. Les compromis avec le PS, Les Républicains ou le Rassemblement national exigeraient des concessions majeures — abandon de la réforme des retraites, adoption de mesures fiscales contraires à leur doctrine — et signifieraient un revirement politique difficilement soutenable pour leurs électeurs et pour leur identité.
Le Premier ministre est, sous la Ve République, responsable devant l’Assemblée et devant le président. Les deux tirent leur légitimité du peuple. Il existe donc un conflit entre un président, tenu par son mandat, et une Assemblée nationale censée porter la voix des électeurs. Dans un régime personnalisé comme la Ve, aucun acteur n’a intérêt à céder, par crainte d’être accusé de compromission.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron est dans une impasse. L’alternative « négocier ou assumer » sonne comme la menace d’une nouvelle dissolution, destinée à contraindre socialistes et Républicains à renoncer à certaines revendications sous peine de perdre des députés lors d’un scrutin. La dissolution comporte deux risques : le triomphe, peu probable, du Rassemblement national, ou le maintien d’un équilibre fragmenté, avec un affaiblissement du bloc macroniste et une fragmentation accrue de l’Assemblée.
La dernière solution, bien que grave, serait la démission présidentielle, mais il est douteux qu’un renouvellement électoral modifie sensiblement la donne face à un électorat atomisé. La solution la plus ambitieuse et la plus radicale proposée ici est la convocation d’une assemblée constituante, conçue pour éviter l’instrumentalisation partisane et redonner la souveraineté au peuple, en s’appuyant sur les conventions citoyennes et sur une refonte institutionnelle.
Pour l’instant, ni la dissolution ni les gouvernements successifs n’ont percé le mur. Les compromis deviennent plus coûteux et impraticables. Le prix sera l’enlisement de la France dans une crise institutionnelle, politique et économique profonde et durable. La démission du Premier ministre Lecornu n’est pas un simple fait de gouvernement : ces heures pourraient être celles des dernières de la Ve République.