Vivre d’abord, étudier ensuite : le nouveau contrat social des étudiants.
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Par Anas •

Pendant longtemps, l’étudiant européen a été pensé comme une figure à part : un individu dégagé, au moins provisoirement, des nécessités économiques. Ce temps « suspendu », consacré à l’acquisition du savoir, formait le cœur du contrat implicite entre l’université et la société. Or cette figure s’est fissurée. Aujourd’hui, en France, près d’un étudiant sur deux exerce une activité rémunérée, et pour 60 % d’entre eux, ce revenu conditionne purement et simplement la possibilité de poursuivre leurs études. Plus qu’une adaptation individuelle, c’est une recomposition structurelle : la norme n’est plus d’étudier sans travailler, mais bien d’apprendre en travaillant.
De l’inflation au loyer : l’économie des contraintes
Quand la survie s’impose avant le savoir
La première explication est brutale : vivre coûte cher, de plus en plus cher. L’inflation récente — +5,2 % en 2022, +4,9 % en 2023, avant un reflux vers 2 % en 2024 — a frappé de plein fouet des budgets déjà fragiles. Mais au-delà des statistiques générales, c’est le logement qui concentre la pression. À la rentrée 2024, un étudiant dépense en moyenne 563 € par mois pour se loger, soit près de 45 % de son budget global. À Paris, cette proportion atteint des sommets, tandis que l’offre publique (Crous) reste insuffisante.
L’État impuissant face aux coûts fixes
Les politiques de soutien peinent à amortir le choc : la revalorisation des bourses en 2023 (+37 € mensuels en moyenne) apparaît symbolique face à l’augmentation des loyers. L’APL corrige à la marge, mais son calcul trimestriel produit des effets inégaux. Résultat : pour nombre d’étudiants, le travail salarié devient une condition non pas de confort, mais de survie académique.
Quand l’institution elle-même prescrit le travail
L’apprentissage comme nouveau modèle
Le deuxième moteur ne vient pas de la nécessité mais de l’institution elle-même. En France, 635 900 étudiants préparaient fin 2023 un diplôme du supérieur en apprentissage, soit +10 % en un an. Les filières courtes sont particulièrement concernées : 46 % en STS, 25 % en IUT. La logique est claire : rapprocher formation et marché du travail, tout en assurant un revenu.
De l’exception à la norme
Cette transformation change la définition même de ce qu’est « être étudiant ». Là où, jadis, un parcours universitaire pouvait s’accomplir sans aucune expérience salariale, le modèle actuel valorise, voire exige, la preuve d’une immersion professionnelle. Étudier sans travailler devient l’exception ; travailler en étudiant, la règle.
L’expérience comme capital symbolique et différenciateur
Le travail comme signal
Dans un marché du travail saturé de diplômés, l’expérience acquise pendant les études fonctionne comme un capital symbolique. Tenir un emploi, même éloigné de son domaine, signale discipline et endurance. À l’inverse, un CV sans expérience apparaît comme incomplet.
Une hiérarchie invisible
Mais cette valorisation produit une hiérarchie implicite. Les emplois liés aux études (assistant pédagogique, stage, mission de recherche) renforcent la réussite académique. Les emplois alimentaires, eux, grignotent le temps et la santé : sommeil écourté, alimentation dégradée, résultats en baisse. Derrière la même norme du « job étudiant », deux mondes coexistent : celui qui transforme le travail en opportunité, et celui qui le subit comme une entrave.
Flexibilité et précarité : les nouvelles formes du travail étudiant
L’essor du temps morcelé
La diffusion des plateformes et des emplois courts (restauration rapide, logistique, livraison) a renforcé l’idée que l’on peut adapter son emploi au calendrier universitaire. Même si seuls 2 % des emplois en France sont liés aux plateformes, leur modèle a marqué les imaginaires : horaires fractionnés, revenus variables, adaptabilité permanente.
Une initiation au marché contemporain
Cette flexibilité, perçue comme un atout, a une contrepartie : elle prépare les étudiants à un marché du travail de plus en plus fragmenté, où la stabilité est l’exception. En ce sens, le job étudiant est aussi un apprentissage informel des normes contemporaines de l’emploi : polyvalence, précarité, disponibilité.
La double peine : inégalités et fragilité sociale
Quand l’emploi pénalise la réussite
L’Observatoire de la Vie Étudiante le souligne : un emploi modéré et lié aux études favorise l’insertion ; un emploi trop chronophage, éloigné du champ académique, compromet les résultats. Le gain immédiat en revenu s’achète parfois au prix d’un diplôme affaibli.
L’apprentissage, entre ascension et tri social
Le succès de l’apprentissage corrige certaines inégalités : il ouvre des parcours rémunérés à des étudiants de milieux modestes. Mais il introduit de nouvelles distinctions. Les contrats prestigieux vont à ceux qui disposent déjà de capital social et académique, tandis que les autres se retrouvent cantonnés à des tâches peu formatrices. Autrement dit, l’apprentissage peut être ascenseur ou plafond, selon la trajectoire.
Une norme internationale, des déclinaisons nationales
L’Europe convergente
La France n’est pas seule. Dans les pays européens couverts par l’enquête EUROSTUDENT, en moyenne 59 % des étudiants travaillent durant leurs études. Mais les modalités diffèrent : dans les pays nordiques, les allocations permettent souvent de choisir son volume horaire ; en Allemagne, le « mini-job » étudiant est institutionnalisé de longue date ; aux États-Unis, l’emploi est non seulement normalisé mais intégré dans le financement global des études par endettement.
La singularité française
La spécificité française tient à l’entre-deux : l’État continue de subventionner, mais insuffisamment ; l’emploi est valorisé, mais rarement choisi ; et la tension entre études et travail produit une fragilité spécifique. L’étudiant français cumule les traits de plusieurs modèles : la précarité économique des États-Unis, la massification de l’Allemagne, et la promesse toujours inachevée d’un État-providence protecteur.
Une norme qui engage toute la société
La normalisation du travail étudiant n’est pas un simple effet de génération, mais la conséquence de dynamiques convergentes : inflation et loyers qui rongent le budget, aides publiques insuffisantes, apprentissage devenu modèle, marché saturé qui exige l’expérience, flexibilité qui rend tout cela praticable.
La question centrale n’est donc plus : faut-il travailler pendant ses études ? Mais : dans quelles conditions, et avec quels effets sur la réussite et l’égalité des chances ?
L’université européenne s’était construite sur l’idéal d’un temps protégé. L’étudiant de 2025, lui, vit au croisement de l’amphi, du supermarché et de l’entrepôt logistique. Le savoir se conquiert désormais au prix d’un double effort : intellectuel et salarial. C’est ce double statut — étudiant et travailleur — qui définit, plus que jamais, la condition étudiante contemporaine.