10 septembre : « La pauvreté s’accroît en bas, la planète suffoque en haut » - une théorie du donut.
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Par Anas •

Le 10 septembre a offert au pays un miroir grossissant : cortèges, blocages, crispations ; des chiffres que l’on débat et des visages qui parlent. À l’heure où l’État opère des arbitrages budgétaires qui amputent la culture, et où les discours publics se font de plus en plus simples, la véritable fracture n’est peut-être pas seulement sociale ou économique : elle est cognitive. Récit, témoignages et réflexion : si l’on veut comprendre pourquoi tant de monde est descendu dans la rue, il faut lire la brûlure du jour sous la peau d’un modèle — la « théorie du donut » — et entendre la plainte contre ce que j’appelle ici la volonté d’écervelement.
Ce 10 septembre, les comptages ont vacillé comme toujours entre autorités et médias : selon le ministère de l’Intérieur, la mobilisation a réuni près de 197 000 personnes sur l’ensemble du territoire ; en fin d’après-midi certains organes de presse faisaient état d’un ordre de grandeur voisin (175 000), chiffres autant indicatifs que symptomatiques — et la journée a donné lieu à quelque 540 interpellations, dont 211 à Paris.
Oui, cette journée a rassemblé, rassemblé au-delà des revendications salariales et sectorielles, une colère diffuse contre le « plan Bayrou », censé rationaliser les finances publiques mais qui mine en réalité les minima sociaux, étrangle l’économie sociale et solidaire et fragilise des pans entiers de l’action associative. La promesse d’assainir se traduit par une purge : baisse des APL, gel des prestations, rétrécissement des aides locales, disparition de programmes ESS pourtant vitaux dans les territoires. En arrière-plan, une logique austéritaire qui, sous couvert de sérieux budgétaire, redessine les contours de l’État social.
Sur les pavés et aux abords des gares, les témoignages ramènent le politique au concret. « J’ai de moins en moins d’espoir », dit l’une des personnes rencontrées au cœur de Paris ; ailleurs, des étudiant·es ou salarié·es parlent de colère et de fatigue, et certains collectifs racontent des actions locales, des blocages et des assemblées improvisées qui veulent durer au-delà du symbole d’une date. Ces récits sont le tissu humain que les seuls chiffres dissimulent.
Lire la journée seulement comme un épisode protestataire serait une erreur : elle s’inscrit dans un contexte plus large — politique et budgétaire. Au sommet de l’actualité figure ainsi un désinvestissement massif dans la sphère culturelle : ponctions sur les réserves du Centre national du cinéma, coupes dans les budgets régionaux consacrés à la création, et compressions qui frappent aussi les grands établissements patrimoniaux. Ces décisions ne se contentent pas de tarir des subventions : elles creusent une brèche dans les conditions mêmes de production et de transmission de pensée.
C’est là que la métaphore — et la théorie — du donut peuvent nous aider. Car, à la manif, j’ai rencontré Antoine, 38 ans, salarié de l’économie sociale et solidaire. C’est lui qui m’a parlé, avec des mots clairs et passionnés, de la théorie du donut — une vision où justice sociale et limites écologiques se tiennent ensemble.
Inventée par l’économiste Kate Raworth, la « doughnut economics » propose d’imaginer un espace viable pour l’humanité : un anneau dont l’intérieur est le plancher social (sécurité, santé, éducation…) et l’extérieur le plafond écologique. L’idée est de penser la prospérité non comme croissance linéaire mais comme maintien dans cette bande sûre et juste. Pourtant, ce que la crise politique et les coupes budgétaires révèlent, c’est l’existence d’un autre donut — creux — où la culture, la complexité et la vie intellectuelle sont peu à peu expulsées du cercle du possible.
Et il faut ajouter l’écologie dans ce tableau : car le donut a aussi un plafond écologique. Or, les politiques actuelles violent l’un et l’autre : la pauvreté s’accroît en bas, la planète suffoque en haut. On taille dans les minima sociaux au moment même où l’on renonce à des objectifs climatiques contraignants ; on sacrifie la création culturelle tout en subventionnant des projets carbonés. La double limite — sociale et écologique — n’est pas seulement ignorée : elle est piétinée.
Si le donut est utile comme grille de lecture économique, il faut aussi le retourner en instrument critique : au centre (le « vide ») se creuse une pauvreté cognitive. La logique managériale et l’obsession de chiffres et d’efficacité mènent souvent à instrumentaliser la culture — utile si rentable, inutile si non rentable. Le résultat : moins d’espaces où s’élaborent l’esprit critique, la nuance ou le sens du commun. Lorsque la culture devient variable d’ajustement budgétaire, le cercle se rétrécit et le donut perd sa partie la plus salvatrice — le vivre-ensemble éclairé.
Cette érosion n’est pas que matérielle : les médias, eux aussi, s’adaptent à des formats qui favorisent l’immédiat et l’émotion au détriment de la complexité. Plusieurs études et analyses des pratiques journalistiques montrent une tendance à gommer la nuance pour capter l’attention dans un marché de l’information noyé par l’algorithme — une « simplification par design » qui rend la réflexion publique plus vulnérable aux slogans.
Les exemples abondent : des festivals menacés d’annulation faute de subventions — tel celui de jazz que Mathieu Pigasse qualifiait encore récemment de « poumon culturel » ; la mise en question de la taxe sur les géants du numérique, pourtant défendue par Thomas Piketty et Gabriel Zucman comme un minimum de justice fiscale ; et la non participation à Avignon de Rachida Dati, qui envoie à la fois un signal d’autorité et de mépris pour l’autonomie du champ artistique. Ici comme ailleurs, les signaux convergent : la culture devient décor, quand elle devrait rester matrice.
Politique, donc : la réponse publique au malaise n’est pas seulement policière ou économique ; elle est aussi symbolique. Les acteurs du débat public — responsables politiques, éditorialistes, financements — tranchent aujourd’hui sur ce qui mérite d’exister. Couper dans la culture n’est pas neutre : c’est un acte politique qui redessine ce que la collectivité reconnaît comme digne d’attention. Dans ce sens, la journée du 10 septembre est une tension mise au jour : une demande de reconnaissance (du rôle de la culture, du travail, des territoires) face à une machine de rationalisation qui efface la substance.
La force d’une journée comme le 10 septembre tient surtout à ceci : elle dévoile que la colère est aussi une demande d’intelligence commune. Les personnes rassemblées ne réclament pas seulement plus d’argent ; elles exigent des lieux, du temps et des mots pour penser ensemble. Si l’on veut éviter que la société n’entre dans un « trou » du donut — creux, silencieux et docile — il faut transformer l’énergie de cette journée en politiques qui recréent des espaces de débat, d’écoute et de création. Reporterre, dans ses comptes rendus, observe déjà la recherche d’une stratégie qui permette à la mobilisation de « durer » : ce n’est pas anodin.