Si la démocratie n’est que l’addition des votes, alors elle peut légitimer n’importe quelle domination, pourvu qu’elle soit validée par la majorité - Juan Branco : Le contre-pouvoir.
Si la démocratie n’est que l’addition des votes, alors elle peut légitimer n’importe quelle domination, pourvu qu’elle soit validée par la majorité - Juan Branco : Le contre-pouvoir. , le décryptage, le décryptage.fr, ledecryptage, ledécryptage, site, média, presse, news, conflit, guerre, fait-divers, info, journal, économie, justice, decrypt, décrypte, décryptons
Par Anas •

La genèse d'une erreur d'appréciation
On croit souvent que voter, c’est décider… mais décider suppose de comprendre ce qui se joue avant même de poser la main. Au fond, réduire la démocratie à un agrégat d’expressions individuelles, sans se soucier des conditions de formation des choix, revient à confondre procédure et pouvoir.
Les classiques l’avaient pressenti — Tocqueville en parlant de la « tyrannie de la majorité », Madison en redoutant un « despotisme électif » — mais la version contemporaine tient moins à la brutalité d’un nombre qu’à l’organisation amont de l’espace public : qui définit l’agenda, qui encadre l’information, qui finance les canaux de visibilité, qui convertit des privilèges légaux en rentes politiques ?
Autrement dit : si l’électeur vote pour A parce qu’il croit, à tort, que A implique B, la majorité ne sanctionne pas une volonté libre et informée, elle ratifie une illusion. C’est là, insiste Juan Branco, que l’idéologie majoritaire rencontre l’oligarchie.
Bernard Manin a donné le langage pour penser cette dérive — le passage à une « démocratie d’audience » où l’élection devient un concours de captation — et les contre-pouvoirs décrits par Rosanvallon montrent que la légitimité moderne ne se suffit plus d’un bulletin : elle suppose des garanties de pluralité, des procédures de vérification.
Chez Branco, l’oligarchie comme système de conversion
Au centre des livres et interventions de Juan Branco, l’oligarchie n’est pas seulement « des riches qui gravitent autour du pouvoir ». C’est un dispositif de conversion : licences publiques, concessions, marchés → rentes → acquisitions médiatiques → immunité informationnelle → reproduction du pouvoir.
Crépuscule détaille comment des fortunes actionnaires de médias se situent en amont de la fabrication des préférences, au point que l’élection valide un choix déjà construit. Branco va jusqu’à écrire qu’Emmanuel Macron « se révèle être le candidat d’un système oligarchique ».
On peut discuter la charge, pas le mécanisme qu’elle vise : la qualité démocratique dépend des conditions de possibilité du jugement.
De la licence au média : la chaîne de la captation
Prenons au sérieux la part « étatique » du capitalisme français. Les fréquences hertziennes, par exemple, ne sont pas des biens privés : l’État en attribue l’usage par licences. En 2009–2010, l’Autorité de régulation (ARCEP) a attribué une quatrième licence 3G à Free Mobile ; — cela est parfaitement légal, pro-concurrentiel et suivant une démarche profitable : une autorisation publique crée une position de marché, qui génère des flux financiers, potentiellement convertibles en influence politique et médiatique.
Que cette conversion soit moralement acceptable ou non, elle existe : la démocratie n’a plus seulement affaire à des électeurs, mais à des régimes de privilèges qui structurent l’offre d’information et d’attention.
Même logique pour les concessions d’infrastructures. Les rapports publics sur les autoroutes concédées ont documenté des rentabilités jugées élevées et des asymétries contractuelles au bénéfice des concessionnaires — non pas des illégalités, mais des rentes issues de la délégation publique. Ce type d’arrangement, répété secteur après secteur, explique la porosité entre capital économique, capital médiatique et capital politique.
L’État n’est pas extérieur à l’oligarchie : il en est un nœud. La « réforme », l’« attractivité », la « rationalisation » ; ce sont des langages d’engagement qui réécrivent les priorités collectives. La gouvernementalité néolibérale naturalise ses préférences en nécessités techniques. Ce que nous appelons neutralité est l’abstention du politique là où il faudrait arbitrer entre des valeurs.
Si l’État met en forme la préférence dominante, à quoi sert la représentation ? À transformer la préférence en volonté générale par le rituel du suffrage.
Le maillon médiatique : fabriquer le « B » qui justifie « A »
C’est ici que le « vote inefficient » devient vote instrumenté. La concentration croissante des médias — chaînes d’info, radios généralistes, hebdomadaires — dans quelques groupes intimement liés à des intérêts réglementés altère la pluralité des cadrages. Lorsque Vivendi (contrôlé par le groupe Bolloré) boucle la prise de contrôle de Lagardère : on rassemble sous un même toit des organes de construction du réel (Europe 1, Paris Match, JDD, CNews/courant Canal+).
Quand le Conseil d’État enjoint à l’ARCOM de mieux assurer le pluralisme à l’antenne de CNews, il reconnaît que la neutralité de l’arène conditionne la liberté du vote. Et lorsque RSF alerte, classement à l’appui, sur les risques spécifiques à la France liés aux concentrations capitalistiques, il indique que la question n’est pas l’opinion de tel animateur, mais l’architecture de la parole publique.
Cette architecture a des effets mesurables : grèves inédites (i-Télé en 2016), mouvements de salles entières, conflits ouverts autour des nominations (JDD en 2023). Ce ne sont pas des détails sociaux ; c’est le symptôme d’une mise sous tension de l’espace public au moment même où le vote est appelé à trancher.
Leçon de méthode : conditions de vérité plutôt que culte de la majorité
L’erreur logique souvent commise consiste à déduire la vérité ou la justice d’un résultat majoritaire. Or l’exigence démocratique est épistémique autant que numérique : qualité des informations, diversité des points de vue, temps de l’enquête, garanties d’indépendance.
C’est ce que rappellent, à des registres différents, le « modèle de propagande » d’Herman & Chomsky (filtres structurels des médias), l’analyse de Bourdieu sur la « censure invisible » induite par la logique d’audience, ou encore les travaux d’Hélène Landemore sur l’intelligence collective des procédures ouvertes. Si ces conditions ne sont pas réunies, la majorité peut se prononcer, mais elle ne décide pas librement.
Recentrer sur Branco : de la polémique au diagnostic structurel
On peut contester le ton pamphlétaire de Branco, débattre de certains raccourcis, mais la structure qu’il décrit est désormais difficile à évacuer :
- Privilèges publics (licences, concessions, niches, régulations sur mesure)
- Accumulation de rentes
- Intégration verticale de canaux médiatiques
- Protection contre l’enquête et mise à l’agenda des thèmes « rentables » (y compris les discours réactionnaires, dont la valeur d’audience est forte)
- Boucle de rétroaction sur le vote, qui entérine l’architecture qui l’a produite
Le vote n’est pas l’essence de la démocratie, il en est l’aboutissement conditionnel. Tant que l’on n’aura pas réglé les conditions de vérité — qui parle, qui possède, qui concède, qui enquête —, l’addition des bulletins continuera de pouvoir légitimer la domination.
Références bibliographiques
- Juan Branco, Crépuscule (versions FR/EN en accès libre). Aurores+1
- ARCEP, décisions d’attribution de la 4e licence 3G à Free Mobile (2009–2010). Cairn.infoLibrairie Lgdj.fr
- Vivendi–Lagardère : bouclage et périmètre médias. Avalon Project
- Conseil d’État : injonction à l’ARCOM sur le pluralisme à CNews. La culture générale
- RSF, Classement 2024 et diagnostic sur la concentration en France. Conseil d'État
- Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif ; Philippe Rosanvallon, La légitimité démocratique/Contre-démocratie. ResearchGate
- Herman & Chomsky, Manufacturing Consent ; Pierre Bourdieu, Sur la télévision. Psycha Analyse