On est entrain de devenir des Zombies Emotionnels : scroll infini, liens sociaux en lambeaux et dopamine en miettes. LeDecryptage, LeDecryptage.fr, Le Decryptage, Santé Mentale, Scroll, Addiction, Psychologie, Neuroscience, Dopamine, France, Santé Publique, fait-divers, actualités, informations, news, info, actu, monde, conflit, média, guerre
Scroll infini, liens sociaux en lambeaux, dopamine en miettes : enquête sur un désordre très connecté
Ils jurent « décrocher » demain, mais tournent, encore, le pouce vers le bas de l’écran. À l’autre bout, des plateformes réglées pour capter l’attention au milliseconde près. En quelques années, nos routines ont glissé vers le « toujours en ligne », pendant que la santé mentale des plus jeunes inquiète autorités sanitaires et chercheurs. Cette enquête se propose de démêler le vrai du fantasme : ce que l’on sait des effets du scroll infini, des boucles de récompense et de l’érosion des liens — et ce qu’on ne sait pas (encore).
Le grand basculement de l’attention
Dans les cabinets d’ergonomes comme dans les familles, le diagnostic tient en quelques mots : nous fractionnons notre attention comme jamais. La chercheuse Gloria Mark (Université de Californie, Irvine) suit depuis vingt ans la façon dont nous « picorons » l’information numérique. Sa conclusion récente : la durée moyenne pendant laquelle nous restons concentrés sur une tâche sur écran se mesure en dizaines de secondes et s’est raccourcie au fil du temps. « Plus on alterne, plus la charge cognitive grimpe », martèle la spécialiste de l’attention.
Le scroll infini — cette page qui ne finit jamais — n’est pas qu’un parti-pris de design : c’est un mécanisme de captation. L’American Psychological Association (APA) classe ce type de fonctionnalités parmi celles qui augmentent le risque d’usages problématiques chez les adolescents (recommandations 2023). « Les plateformes devraient éviter les fonctionnalités conçues pour prolonger l’usage de manière excessive », prévient l’APA.
Sur le terrain, les chiffres racontent l’ampleur du phénomène. À l’échelle mondiale, le temps quotidien moyen passé sur les réseaux sociaux reste considérable : 2 h 19 au T2 2024 (contre 2 h 31 au T3 2022).
Autrement dit, une légère baisse récente, mais un niveau toujours massif.
La « boucle dopamine » : démêler le mythe du vrai
Le discours public parle souvent de « shots de dopamine » qui nous rendraient dépendants des applis comme à une drogue. La neurobiologie est plus subtile. Depuis les travaux fondateurs de Wolfram Schultz (Nature, 1997), on sait que l’activité dopaminergique encode surtout un signal d’erreur de prédiction de récompense : la dopamine augmente quand la récompense est meilleure qu’attendu, chute lorsqu’elle est pire. Autrement dit, c’est l’incertitude — le fameux « peut-être » — qui entretient la boucle du checking compulsif.
Les psychologues Kent Berridge et Terry Robinson précisent, eux, la distinction entre « wanting » (désir/saillance) et « liking » (plaisir) : la dopamine module surtout le désir qui nous pousse à revenir, pas nécessairement le plaisir de consommer. « On peut vouloir sans vraiment aimer », résument-ils — une clé pour comprendre pourquoi l’on scroll encore alors qu’on n’y prend plus goût. « La dopamine n’est pas la molécule du plaisir : c’est un système d’apprentissage qui nous signale que ‘quelque chose d’important pourrait arriver’. » — rappelle un neuroscientifique en écho à Schultz et Berridge.
Le design numérique a retenu la leçon : récompenses variables, notifications imprévisibles, scroll infini. L’ethnographe Natasha Dow Schüll a montré comment les systèmes de jeu exploitent ces boucles d’incertitude ; aujourd’hui, on retrouve des principes voisins dans de nombreuses interfaces de plateformes.